Echappée belle est une nouvelle écrite dans le cadre d'un concours portant sur "La voiture dans tout son état".


Les portières claquèrent. L'aîné, assis derrière son père, alluma sa console ; à ses côtés, la cadette posa les écouteurs sur ses oreilles et ferma les yeux. Romain, le petit dernier, solidement attaché dans son siège auto, pressa son ours en peluche contre lui. Les vacances étaient terminées, il fallait reprendre la route.

Rémi avait déjà pris place au volant de sa voiture neuve avant même que tout le monde soit installé. Quelles bonnes vacances ! Il avait été fier de montrer toutes les options du monospace à la famille : aide au stationnement, GPS intégré, écran tactile... et ils avaient vraiment pu la tester en sillonnant l'arrière pays. Rémi adorait les congés pour être avec son fils, presque adulte maintenant, son ado boudeuse et le petit, encore si maladroit, et sa femme bien entendu ; mais surtout : il adorait passer du temps avec sa voiture.

Lucie avait aimé ces trois semaines en bord de mer avec sa famille. Chaque été, elle se réjouissait d'avoir ses enfants auprès d'elle. Elle se faisait toujours la même réflexion : qu'ils grandissaient vite ! Heureusement, il y avait Romain qui, du haut de ses quatre ans, avait encore quelques belles années d'enfance devant lui. Ils avaient bien fait de partir en août, ils avaient eu un temps magnifique... si seulement il n'y avait pas eu tous ces trajets en voiture imposés par Rémi !


Cela faisait quatre heures qu'ils roulaient, la nuit était tombée.

Chéri, tu veux que je conduise ?

Non, ça va aller, sans façon, merci bien...

Qu'est-ce que tu sous-entends dans ton « sans façon, merci bien » ?

Moi ? Mais rien du tout ! Que vas-tu imaginer ?

Je t'assure que je peux prendre le relais, sincèrement... Je me sens en pleine forme !

Arrête de dire n'importe quoi, tu détestes conduire ! Tu ne sais pas distinguer la gauche de la droite, tu n'avances pas et stresses tout le monde !

C'est l'impression que tu as. C'est vrai que je déteste conduire, mais cela ne signifie pas que je conduis mal ! Cela fait vingt ans que j'ai mon permis et je n'ai encore jamais eu d'accident.

Vingt-ans... ça ne te rajeunit pas tout ça ! Tu n'as jamais remarqué que les autres faisaient attention pour toi sur la route ? Tu es une sacrée chanceuse, voilà tout !

Non, c'est juste que je respecte le code de la route. Chéri, tu vas trop vite, là ! Ne colle pas le type devant, si jamais il...

Bon, écoute Lucie, soit tu conduis et tu roules à la vitesse que tu veux, soit je conduis et tu te t'abstiens de tout commentaire. Parce que tes commentaires, je les connais par cœur ! Je n'en peux plus de les entendre ! Si ça continue, je vais finir par te les faire avaler ! Dors, c'est ce qu'il y a de mieux, crois-moi.

C'est juste que cette voiture, elle est toute neuve, qu'on mange des pâtes depuis cinq ans pour la payer. Il ne s'agit pas de la transformer en un amas de tôle froissée, c'est tout.

Ça va, ça va ! Où tu veux en venir, là ? 'faut vivre avec son temps, c'est fini les voitures tirées par les chevaux !

Justement, je ne demandais pas grand chose : seulement les vitesses automatiques ! Et une voiture, pas un tank, ni un terminal informatique.

La boîte auto, ça dépassait le budget. Et comment veux-tu faire rentrer tout ton bazar dans une 205 ! Le poisson rouge, les gosses, le labrador, le cochon d'Inde. Sans compter toi ! qui malgré tout, prends de la place, on est bien obligé de l'admettre ! Il fallait bien un monospace, non ? On l'a choisie ensemble cette voiture, mince alors ! C'est toujours après coup que tu critiques !

Ne t'énerve pas, tu vas réveiller le petit.

Maman, on est bientôt arrivés ? J'ai mal au ventre.

'manquerait plus qu'il s'y mette aussi ! J'te préviens, s'il vomit dans mon monospace...


La voiture stoppa sur la bande d'arrêt. Lucie descendit précipitamment et détacha le garçonnet qu'elle sortit rapidement du véhicule. Ils s'avancèrent vers le fossé. Elle caressa ses cheveux parfumés pendant que Rémi sortit uriner. La nuit était noire, le ciel étoilé disparaissait derrière une épaisse couche de nuages menaçants. Le temps, lourd, annonçait l'orage.

Ça va péter, j'te le dis, moi, ça va péter ! annonça Rémi, en levant les yeux vers le ciel.

Le sifflement particulier émis par la circulation et les faisceaux lumineux des phares des voitures qui les dépassaient à une vitesse excessive, confirmaient le goût des Parisiens pour la province.

Soudain, le labrador voulut se dégourdir les pattes. L'intérieur avait beau être spacieux pour une voiture, il restait insuffisant aux yeux de l'animal qui quitta le véhicule, joyeux.

Putain le chien ! Lucie, le clebs, bordel ! Rattrape-le ! Tu vois bien que je suis en train de pisser ! Gus ! Reviens ! Au pied, sale bête !

Bien que le chien appartienne à une race docile et obéissante, il n'en faisait qu'à sa tête... pour ne pas la perdre. Étant dans l'incapacité de faire plaisir à tous ses maîtres aux ordres contradictoires, il avait pris le parti de satisfaire ses besoins en suivant son instinct. La rapidité qu'il mit à déguerpir dans l'obscurité empêcha Lucie de savoir dans quelle direction il avait fui. Néanmoins, elle partit sur ses traces.

J'te préviens, si une voiture percute le clébard, on est mal !

Lucie commença à trembler et se mit à prier tout en sifflant l'animal.

L'enfant, de son côté, n'avait pas fini de renvoyer, il poursuivait son œuvre, seul, évitant d'en mettre sur ses vêtements du mieux qu'il pouvait. Quand il réalisa que son chien s'était fait la belle, il se mit à pleurer en silence. Comment vivrait-il sans son meilleur ami ? Il ne pouvait pas repartir sans lui, ni rester là à ne rien faire. Gus était certainement parti vers la campagne, à moins que ce ne soit vers la route...

Lucie était inquiète, les enfants allaient être tristes sans Gus. Rémi aussi était soucieux : il craignait l'accident. Cependant, intérieurement, il se réjouissait de la disparition de l'animal qui tapissait les sièges de l'auto de poils impossibles à aspirer. Les deux adultes avaient beau plisser les yeux, appeler leur bête et chercher autour d'eux, ils ne voyaient rien.

Je t'avais dit de choisir un labrador beige...

Heureusement, Gus n'avait pas le goût de l'aventure. Il était allé respirer l'herbe du bas-côté à quelques mètres de là, puis avait fait demi-tour. De plus, il l'aimait bien cette famille, malgré tous ses défauts. Il reniflait dorénavant la roue avant gauche du monospace avec beaucoup d'attention.

Rémi ! Tout va bien ! Il est là, à pisser sur la roue !

Le père de famille jura à nouveau, tandis que Lucie, rassurée, se détendit. Consciente de la fatigue de son mari, elle n'attendit pas son avis et monta à la place du chauffeur, pendant que lui, préoccupé par le nettoyage qui l'attendait, chargea l'animal à l'arrière, à l'aide d'un bon coup de pied.


La voiture démarra, Lucie réussit tant bien que mal à se faufiler dans le flot des véhicules. Elle agaçait profondément Rémi à regarder sans cesse à droite, à gauche, dans le rétroviseur. Il la sentait fébrile, ce qui le stressa.

Profites-en pour dormir !

Ah, non, ça c'est pas possible, pas quand tu conduis !

Merci, c'est encourageant...

C'est bon, maintenant que t'es à 120, tu peux passer la sixième...

Non, hors de question que je passe cette ultime vitesse ! J'ai appris à conduire avec cinq vitesses, et...

Avec quatre vitesses, à ton époque, c'était quatre...

Oui, bon, si tu veux, avec quatre. Avec six vitesses, si jamais je devais rétrograder, je ne saurais plus où j'en suis, et...

La pluie commença à tomber lorsqu'une voiture qui roulait sur la troisième voie et qui manifestement n'avait pas vu le monospace voulut se rabattre.

Oh, putain ! eut le temps de s'écrier Rémi.

Lucie voulut faire un appel de phares, mais confondit avec les essuies-glace. Perdue dans la multitude de boutons et manettes du tableau de bord, elle ne trouva pas non plus le klaxon. Par contre, la radio se mit à hurler pendant que le pare-brise fut envahi d'eau. À croire que les éléments s'en mêlaient aussi. Il ne lui restait qu'à appuyer sur le frein, ce qu'elle fit puissamment. L'accident fut évité de justesse.

T'es folle d'avoir freiné si brutalement, on aurait pu se faire emboutir ! Tu penses un peu à la voiture, des fois ? Gare-toi dès que tu peux, je reprends le volant !

Lucie céda, elle retrouva sa place et jeta un œil rapide à l'arrière, ses deux grands dormaient profondément malgré le coup de frein. Elle ferma les yeux, impatiente de retrouver sa maison.


Le trajet dura encore deux heures. Rémi écoutait Radio Autoroute. « Un grave accident vient de se produire sur l'A11 en direction de Paris. Une voiture aurait percuté un animal perdu sur la voie... » Encore un qui savait pas conduire, ça s'évite une bestiole ! Une chance qu'on soit passés avant !songea le père de famille.

Le chien appréciait le trajet, il lui semblait avoir plus de place qu'avant la pause. L'émotion et la rancœur avaient plongé Lucie dans un profond sommeil durant lequel elle rêva de balades à vélo avec son petit dernier posé sur le porte-bagages et riant aux éclats.


Lorsqu'il arrivèrent enfin chez eux, ils aperçurent un véhicule bleu garé devant leur maison. Deux hommes en uniforme, la mine fatiguée, s'en extirpèrent.

Monsieur et madame Fournicault ?

Oui, c'est nous. On s'est fait cambriolés ?

Pas tout à fait... Vos enfants sont-ils avec vous ?

Les deux aînés, sortis de leur sommeil, s'étiraient à l'extérieur.

Bien évidemment ! répondit Rémi.

Mais Lucie eut soudain un doute, elle ne se souvenait pas avoir fixé la ceinture de Romain après leur arrêt quelques heures auparavant. Elle s'accrocha à l'idée que, de toute évidence, son mari s'en était chargé... Néanmoins, elle décida d'ouvrir la portière arrière. Elle découvrit la place de son fils, vide. Elle blêmît. Les gendarmes intervinrent avant qu'elle ne perde connaissance.

Votre fils a été retrouvé dans la cour d'une ferme, à un kilomètre de l'autoroute. Il cherchait « Gus » Vous avez beaucoup de chance.


J'ai écrit Nuit noire lors de ma participation à un concours sur thème "Nouvelles du large"


La nuit est noire et c'est bien ainsi. Ma couleur se confond avec celle du ciel. Je sens soudain un vent nouveau, une brise fraîche et humide que je ne connais pas. La peau de ma mère devient salée et humide. Est-ce le vent tant chargé d'espérance et de promesses ? Est-ce lui qui va nous apporter les nouvelles du large si désirées mais jamais parvenues jusqu'à nous ? Ma mère veut savoir, elle n'a plus que moi. Son homme est parti sur les mêmes routes qu'elle, il y a des mois et des mois. Son silence, depuis qu'il a pris la mer, est une question sans réponse, et ma mère déteste les points d'interrogation.


Je sens le sein de ma mère palpiter malgré sa sécheresse. Il vibre au gré de sa respiration, de son angoisse et de sa fatigue, de sa volonté et de ses découragements.

Elle m'a expliqué qu'il fallait être discret, transparent et muet, patient et courageux. Je fais corps avec le sien, comme si jamais je n'étais sorti de son ventre. Elle me porte comme le plus précieux des dons offerts par la vie. Elle m'étreint malgré sa faiblesse et me protège malgré sa vulnérabilité depuis que l'on vagabonde. Avec ce temps passé sur la route, j'en ai oublié le lieu de ma naissance et ne me souviens plus où je suis conduit. Je voyage... De mon observatoire privilégié, j'ai vu le sang et les larmes, le désert et la forêt, les bruits menaçants dans la nuit, les courses subites et les attentes cachées, le froid piquant des villes et la caresse écrasante du soleil.

Je l'entends parler faiblement, comme l'air du désert avant la tempête de sable. Elle chuchote si bas que je ne peux distinguer ce qu'elle supplie. Elle tend aux hyènes qui sont là, tout ce qu'elle a pu garder. Les hyènes sont partout, derrière chacun des virages de notre périple, derrière chaque buisson épineux de la savane, derrière chaque dune infranchissable, derrière toutes nos haltes peu sûres, faisant le guet à chaque frontière. Elles se cachent aussi derrière les embarcations trouées. On les reconnaît à leurs yeux noirs inexpressifs et à leur sourire carnassier animé par l'argent facile qui tue les hommes mais maintient l'espoir. Tout s'achète, la liberté se paye à prix fort, sans garantie.

Il reste quelques mètres à franchir, les plus longs avant de sentir le mouvement de l'eau au bout des pieds. Alors il faut courir, vite, et sans faire de bruit. Dans la poitrine de ma mère, le tambour s’accélère et me donne envie de danser. Mais nous ne sommes plus chez nous. Elle m'a promis qu'elle danserait avec moi, dans quelques jours, quand notre voyage aura atteint sa destination.

Les vagues et la hauteur de la mer ralentissent ses pas, néanmoins, quand elle atteint l'embarcation, un dernier élan la porte et nous grimpons à bord. Nous nous ajoutons à l'addition dangereuse, mais ma mère n'a pas peur. La peur, elle l'a laissée derrière elle, au village que nous avons fui, laissant derrière nous mes frères morts. La peur, elle l'a léguée à nos parents qui prient pour nous s'ils sont encore en vie. Elle les remboursera, elle l'a promis. Ils viendront par avion, plus tard, quand elle pourra leur acheter un billet, en même temps qu'elle leur enverra un visa.

Elle me sert davantage, pas pour me protéger, mais pour occuper le moins de place possible.

Et la mer nous emporte.

Les vagues sont de plus en plus déterminées. Elles claquent contre le bois bleu écaillé, et nous arrosent, déposant sur nous leurs marques poisseuses. Petite noix flottante, surchargée, guidée par le destin. J'entends ma mère demander de l'eau, puis je m'endors.

Je suis maintenant bercé par le flot vif de l'océan qui a remplacé le balancement du corps de ma mère. Je suis ballotté comme un paquet mal accroché au fonds d'une cale. Pourquoi ma mère ne me tient-elle plus serré contre elle ? Sa peau est collante et salée comme les embruns. Ma peur ne me fait pas oublier ma soif, ni ma faim. Mais je reste sage et seul mon ventre remue sous l'effet de ma respiration maîtrisée. Cela fait longtemps, trop longtemps que maman n'a pas chanté dans mon oreille, la mélodie rythmée qui m'apaise et me réjouit. Son silence est pesant, m'aurait-elle oublié ?

Je suis devenu un marin perdu qui attend un secours, comme le pêcheur pris dans la tempête par surprise et qui malgré ses manœuvres et ses prières, ses efforts et la nécessité, ne maîtrise plus son petit bolincheur qui suit les caprices d'une mer déchaînée puis s'écrase contre les récifs impitoyables. Dans mon sommeil de bébé, mes rêves m'emmènent sur un porte-avion militaire. Puissant et indestructible, il sillonne les mers au gré des besoins d'assistance qu'il porte aux bateaux en perdition au sud du cap Horn ou attaqués par les pirates dans le canal du Mozambique. Les océans portent sur eux tant de pirogues et navires, paquebots et voiliers... qui nourrissent les hommes, les protègent ou les amusent. Serions-nous les seuls à traverser la Méditerranée ?

La faim me réveille douloureusement, on me remarque enfin, accroché à ma mère inerte. J'entends des discussions vives, il faut délester la barque. Des regards inhumains sont tournés vers nous. Je crie de plus belle, comme si mon appel, porté par les flots, allait résonner jusqu'aux oreilles du capitaine d'un patrouilleur. Une femme me sépare de ma mère déshydratée qui est jetée par dessus bord.

Le moteur continue à nous pousser vers le nord, mais il faiblit. Lui aussi a dû parcourir trop de distance pour exprimer l'ardeur dorénavant perdue de sa jeunesse ; et face à la traversée, il se sent découragé. Il cale. Le silence couvre dorénavant la nuit, je me suis à nouveau endormi, épuisé.

Soudain, des faisceaux lumineux balayent l'horizon, les hommes les moins fatigués se lèvent et s'agitent de signes remplis d'espoir et de soulagement : ils ont réussi, ils sont vivants, ils sont sauvés ! Mais l'équilibre précaire de l'embarcation est mis en péril par ces mouvements enthousiastes. Celle-ci manque de chavirer et des migrants tombent à l'eau ; ne sachant nager, ils périssent sous les yeux pétrifiés d'horreur et d'incrédulité des autres passagers devenus immobiles.

Le patrouilleur battant pavillon italien approche. Je suis saisi par des bras sûrs, puis nourri.

Il me reste à trouver mon père.


Cuir ou skaïe, un nouvelle écrite pour un concours organisé par le magazine auféminin.com


Aïe ! Ça me brûle les cuisses !

C'est à cause du soleil, ça tape fort à travers les vitres. Et puis avec ta robe courte... Elle te va drôlement bien, dis-moi... Tu as de très belles jambes.

Tu ne veux pas changer ? Le Skaï ça colle et c'est assez laid, et puis on est drôlement à l'étroit ici ! Finalement, je préfère le cuir des grosses cylindrées...

Roméo commençait à en avoir assez, ce qu'elle pouvait être difficile ! Il se pliait en deux, prenait des risques et il y avait toujours un truc qui n'allait pas. Il afficha spontanément une moue boudeuse qui se transforma vite car il connaissait le pouvoir de son sourire.

Viens ! On file à la concession, et tu choisis, celle que tu veux.

Diane l'embrassa à pleine bouche en lui serrant les fesses malicieusement.

Roméo sortit les clés de sa poche. Le soleil reflétait violemment sur les murs vitrés de la concession. Le magasin était fermé le midi. Personne ne les dérangerait ; il leur restait quelques banquettes à tester.

Tu as parlé à ton mari ?

Oh, Roméo, regarde ces courbes ! lança Diane en faisant danser ses doigts manucurés sur la carrosserie d'une décapotable.

Tu as ici le meilleur de l'automobile, le plus joli, confortable, et puissant. Tu aimes ?

Roméo saisit Diane par la taille et l'embrassa dans le cou.

Tu as discuté avec ton mari ?

Oh, Roméo, une décapotable, comme c'est romantique !

La boutique donne sur la rue, ma belle, ce n'est pas très discret, même avec les reflets du soleil. Pourtant, tu sais que je te trouve très désirable aujourd'hui encore...

Charmeuse, Diane poursuivait ses commentaires, virevoltant d'un cabriolet à un autre.

Tu ne veux pas jouer à James Bond avec moi ? Nous l'avons essayée celle-ci ? Je ne suis plus très sûre...

C'est un beau modèle, très sportif. Dis-moi, j'aimerais savoir si tu as parlé à ton mari. J'ai besoin d'un engagement clair, Diane...

La femme prit son air mutin et entraîna son amant vers une voiture noire, s'assit sur le capot et croisa les jambes, elle ouvrit son sac, en sortit son rouge à lèvres et un petit miroir. Roméo fixa ses talons aiguilles d'un air rêveur. Il s'approcha d'elle, observa sa bouche éclatante et lui chuchota les mots d'amour qu'elle aimait entendre.

Celle-ci ? Elle te plaît ?

Celle-là oui, lui répondit Diane, languissante.

Alors, appelle-le, je t'en prie.

Diane hésita à composer le numéro sur le téléphone tendu par Roméo, elle ne voulait pas regretter son choix. Indécise, elle minaudait.

Offre-moi ce qu'il y a de mieux, lui ordonna-t-elle.

Ne bouge pas d'ici. Roméo s'isola, passa un appel. Il fouilla dans son bureau et glissa un document dans la poche intérieure de sa veste.

Suis-moi.

Ils quittèrent le magasin, enlacés, et marchèrent une centaine de mètres avant de pénétrer dans une cour intérieure. Garée sous un vieux tilleul, une limousine rose pâle les attendait. Les yeux de Diane pétillèrent. Roméo lui ouvrit la portière et la suivit à l'intérieur. Diane s'allongea à demi sur la banquette pendant que son amant choisissait un morceau de musique.

Champagne ?

Champagne ! Tu es irrésistible, Roméo. Approche-toi. J'aimerais tant que tu ne sois qu'à moi...

Appelle ton mari, Diane, s'il te plaît. Je comblerai tous tes caprices, sans limite et quitterai ma femme pour toi, tu le sais, ma belle.

Roméo lui offrit son portable et glissa une main dans ses cheveux fins aux reflets dorés. Dans un chuchotement sensuel, il lui souffla à l'oreille les propos qu'elle devait tenir à son époux. Diane céda.

Allôôô ! Mon amourrrr, je ne te dérange pas au moins ? Tu ne me croiras jamais : je viens de tomber follement amourrrrreuse d'un magnifique bolide : une Porsche fabuleuse! Je peux signer alors ? J'ai toujours su que tu étais un homme, un vrai...

Roméo sortit le contrat de vente de sa veste. Diane aurait préféré remettre l'achat, elle savait de quoi était capable son mari. S'il avait donné son accord, c'était pour ne pas avoir à discuter. Mais elle n'avait plus le choix. Afin de ne pas montrer sa gêne, elle laissa éclater son rire féminin, puis embrassa Roméo. Celui-ci lui caressa la main en la dirigeant vers le bas du contrat. Il tendit le stylo Mont Blanc à sa maîtresse.

Soudain, il eut pitié d'elle ; il décida de lui parler encore.

Après, promis : je quitte ma femme pour toi, mentit-il.

Roméo était un poète et Diane manquait d'amour. Elle aimait ces mots qu'il avait l'habitude de chuchoter aux oreilles des femmes immensément riches et qui, délaissées par un époux occupé par ses affaires, passaient leur temps à lutter contre l'ennui. Il adorait leur faire croire qu'elles étaient encore belles et désirables, malgré leur âge. Elles prenaient soin d'elles, chirurgie esthétique et coach sportif, diététique et cures thermales... Certaines avaient encore du charme, mais là n'était pas l'essentiel.

Diane signa. Roméo allait enfin quitter sa femme ! Elle l'aurait à elle seule, quand elle le souhaiterait ! Elle leva la tête et sourit à ce jeune homme aux yeux noirs et pénétrants, au sourire enjôleur avec lequel elle s'était amusée. Il venait de changer, elle s'en rendit compte immédiatement. Elle connaissait les hommes. Elle préféra ne pas s'arrêter à cette impression déplaisante. La partie n'était pas finie. Elle saisit sa coupe de champagne, et l'invita à trinquer, mais un téléphone sonna.

Le jeune commercial s'extirpa de la limousine. Le portable collé à l'oreille, il remercia son ami et lui promit un petit versement pour la limousine, le champagne et son appel car il avait été très réactif. Les yeux brillants, il anticipait déjà le montant de sa commission. Il pourrait offrir les boucles d'oreilles Baccarat qui iraient si bien avec les escarpins aux talons vertigineux de sa femme et avec son épaisse chevelure brune.

Je dois y aller, Diane. Passe une dernière fois à la concession, lundi avec ton mari, la Porsche sera prête. Remercie-le au passage et dis-lui qu'il fait le bon choix, c'est un modèle fabuleux !

Diane, pâle, ne répondit pas.


Mon ami le chien est une nouvelle rédigée dans le cadre du concours organisé par le muséum d'histoire naturelle de Toulouse, sur le thème de "Grandir".


Mon ami le chien

Je sors d'un sommeil sans rêve. Il fait noir ici, toutefois, mes yeux aperçoivent un rai de lumière et clignent, interrogateurs. Le jour s'est-il levé avant moi ? Peu m'importe après tout. Je me tiens au chaud, entortillé, enroulé contre moi-même, bien à l'abri. C'est si doux et si tiède. Il ne fait pas froid aujourd'hui, contrairement aux journées impitoyables de l'hiver.

J'attends.

Parfois, quelque chose me pousse à la curiosité, alors mon corps se déplie doucement. Il se tend, s'étire, s'accroupit, puis s'agenouille ou bien s'assied. Mes jambes légères se croisent puis se joignent comme deux droites parallèles. Mes talons osseux ne sentent pas mes fesses graciles reposer contre eux. Ils se tiennent compagnie tous les quatre, les uns contre les autres, ils sont inséparables. Mes mains, elles, s'ennuient, ne savent pas quoi saisir ; elles s'agitent parfois et me grattent sous les cheveux, là où des démangeaisons tenaces me titillent. J'aime mes longs cheveux, ils m'occupent. Ils me chatouillent le cou et me protègent les épaules à la saison froide. Ils atteindront bientôt le haut de mes cuisses. Ils jouent avec mes yeux qu'ils couvrent quand je secoue la tête de droite à gauche.

A cet instant, je suis exactement positionné et peux commencer mon observation. Cela ne m'arrive pas tous les jours de sentir cette excitation délicieuse qui me bouscule et me pousse à regarder autour de moi. J'épie. J'occupe ainsi le temps éternel. Mes yeux, l'un après l'autre, s'émerveillent de chaque nouveauté, mais celles-ci sont rares et toujours insaisissables. Ils sont patients, mais quand rien ne bouge, ils finissent par se lasser et se ferment. Bien souvent, de crainte d'être déçus par une attente vaine, ils n'espèrent plus voir apparaître le jour à grande volée. La lumière vive à laquelle ils peuvent être soumis quotidiennement contracte brutalement leur pupille, les aveuglant par la même occasion. C'est violent, douloureux, et pourtant j'aime l'éclat plus que les ténèbres. Aujourd'hui, mon œil guette.

Enfin, mes oreilles, semblables à deux gardes du corps, se réveillent. Elles sont très fines et jolies, mes oreilles, j'en suis certain. Elles savent distinguer une voix endormie d'un timbre agité. Elles connaissent tout d'un pas colérique et devinent sans hésitation une avancée douce. Le grincement imperceptible d'une marche dans l'escalier, le frottement d'une serpillière trempée sur le sol carrelé, le contact d'un morceau de pain contre l'assiette dont on vide les restes, le gémissement d'un animal endormi que l'on secoue... mes oreilles n'ignorent rien de tous ces minuscules bruits qui invalident le silence. Quand un bruit s'approche, alors elles se figent, puis tremblent. Elles ignorent si elles doivent se réjouir ou s'inquiéter. Je les aime mes oreilles, elles forment comme deux petites coquilles rondes et plates avec lesquelles je peux m'amuser. Je les pince et les caresse, j'en fais le tour avec mes doigts fins. Parfois, je les imagine tournoyer et s'envoler loin d'ici, comme des papillons, puis revenir me chuchoter les bruits exotiques d'ailleurs. Je dois être prudent car mes doigts ne sont pas très adroits et leurs griffes les blessent parfois. Alors mes dents vengent ma peau meurtrie et s'attaquent à mes ongles longs comme des cous de girafe jusqu'à les faire disparaître.

Mon nez s'agite à son tour. Je lui ai pourtant plusieurs fois intimé d'ignorer les odeurs délicieuses, qui parviennent jusqu'à lui à certaines heures de la journée. Parfums qui persistent, qu'il voudrait posséder et qui le narguent, mais mon nez ne m'écoute pas, il n'en fait qu'à sa tête : il frémit. J'ai un nez têtu. Avec le temps, à l'instar d'une truffe, il sait reconnaître sans faute toutes les odeurs d'ici. Au début, il ne connaissait que le parfum du lait. Maintenant, il sent le brûlé du gâteau oublié au four, l'os du poulet rôti, la graisse fondue mêlée aux pommes de terre collées à la poêle, la sauce absorbée par le pain rassis. Le souci avec mon nez, c'est qu'en plus d'être cabochard, c'est aussi un agitateur. Meneur et persuasif, il sait convaincre toutes les cellules de mon corps de réagir au moindre fumet. Les tremblements se propagent : ma bouche envieuse s'entrouvre, mes yeux perdus s'humidifient, mes joues mordues par mes dents se creusent, mes poils soyeux se dressent, les doigts maigres de mes mains s'entrelacent nerveusement. Mes membres commencent à remuer et c'est l'ensemble de mon corps qui s'ébranle. Il se balance, d'avant en arrière suivant le mouvement d'un pendule bien réglé. Mon nez victorieux attend maintenant, ne sait s'il doit s'exalter ou regretter son enthousiasme. Mais l'odeur ne s'approche pas et finit par disparaître. Emballé par son va-et-vient qui le berce, mon corps ne s'arrête pourtant pas, il poursuit son égarement. En plus d'être vif, mon nez est intelligent et sage. En effet, désenchanté, il se raisonne vite car il sait que d'autres occasions se présenteront. Je ne lui en veux pas d'avoir provoqué toute cette agitation, car il est indulgent. En effet, il ne me tient pas rigueur des relents que mon corps, contre mon gré, lui soumet. Il supporte sans rechigner ses effluves fortes et pénétrantes auxquelles il ne peut échapper. Il ne se plaint pas. Je crois qu'il s'y est habitué. Je lui en suis très reconnaissant.

Je me sens maintenant fatigué. Toutes ces émotions stériles m'ont épuisé.

Je sens comme un trou au milieu de moi. C'est une sensation étrange, répétitive et cruelle qui me fait souffrir. Je m'allonge et me roule dans le tissu usé, j'essaie de m'endormir. Mais mon corps affamé, qui ne sait plus où puiser pour faire face à sa destinée renâcle à me laisser en paix. Mes doigts commencent à se révolter et grattent d'abord doucement puis avec insistance. De ma bouche sort un râle muet incontrôlable qui se mue petit à petit en un gémissement animal. Mais celui-ci ne dure pas, la souffrance est trop barbare, il laisse la place à un grognement sauvage. Tous mes sens, orientés vers mon ventre torturé, sont sourds et aveugles à ce qui m'entoure.

J'ai bon espoir que le jour ne disparaisse pas bientôt. La lumière c'est la vie. Je ne me sens jamais seul lorsque la clarté est là. Quand la lumière faiblit ou s'éteint brusquement, je sais qu'il me faudra à nouveau attendre, longtemps...

Un sixième sens m'alerte tout à coup : je tends l'oreille et perçois le chien qui me parle. Il m'a entendu geindre et vient me répondre. Quelle brave bête ! On arrive bien à communiquer ensemble. Il s'est levé, est tout proche. Il balade sa truffe noire contre le rai de lumière. Son museau renvoie un air chaud et humide sur mon œil observateur qui se ferme. Quand l'ami vient me voir, je m'excite : mon corps va être satisfait. Je n'aurai plus ce cratère douloureux au milieu de moi que l'on appelle la faim. Mon corps se prépare déjà. Mes membres se replient et se positionnent, imitant le profil du chien. Mes deux jambes, à elles seules, n'ont pas l'habitude de me porter. Ma mémoire ne se souvient pas... Je ne crois pas avoir jamais été debout, même lorsque j'étais tout petit et qu'il y avait la place. Seuls les os de mes articulations donnent du relief à mes jambes sans muscles.

C'est l'heure. Jamais régulière. Celle que mon corps anémié réclame indéfiniment et ne sait quand elle viendra. Celle à laquelle ma vie se tient, toute entière.

Il est gentil ce chien, et surtout généreux : il partage sa gamelle avec moi. Je dois néanmoins me méfier de ses dents quand il grogne et être plus malin que lui. Il me faut aussi être rapide car sa langue est plus longue que la mienne. J'ai l'avantage d'avoir deux mains, très agiles quand il s'agit d'attraper des restes de repas carbonisés et de les éloigner de sa grande bouche qui bave. Quand il a fini, il s'assied sur ses pattes arrière et me lèche la figure. C'est râpeux mais je trouve cela si doux. Mes cheveux se joignent à ses poils longs. On pourrait les confondre tant ils sont emmêlés, tous, et qu'ils puent ! On est pareil lui et moi, à ceci près qu'il va partout. Il m'est fidèle et attend son quart d'heure d'affection, j'en suis certain, comme moi.

Un son aigu tyrannise soudain mes tympans, je le reconnaîtrais entre mille ! Il sort de la gueule d'un monstre sec, géant et sournois, laid et fou. Ce cri me surprend à chaque fois. Comme on retire le sein maternel de la bouche d'un enfant trop gourmand, il m'extirpe sèchement de la douceur dans laquelle je m'étais laissé tomber en me frottant à mon ami. Mon corps, dressé, réagit vite. Il se rétracte, resserre tous ses muscles atrophiés puis dans un bond de bête traquée, il file à l'abri avant que les coups ne tombent aussi piquants que des grêlons d'orage en plein mois d'août.

Je sais me rendre minuscule et invisible. Plié sur moi-même, mes bras couvrent ma tête. Mes oreilles trop sensibles se cadenassent et écoutent mon ventre partiellement rassasié, ma peau se rappelle les caresses dérobées à l'instant. Ma respiration cesse, mes paupières closes s'immobilisent. Qui croirait que j'existe ? La bête est partie. Mon corps bouge lentement, engourdi. Il sent des milliers de fourmis courir dans sa chair, comme une armée de petits soldats affairés. Le rai de lumière s'efface, l'obscurité est totale, mon corps respire à nouveau et se relâche, soulagé.

Mais attention : mes sens ne s'endorment jamais totalement et mes oreilles, fidèles et responsables veillent, toujours. Pour passer le temps, rêveuses, elles s'enfuient. Elles songent au souffle du vent qu'elles imaginent dehors. Mes yeux, eux, pensent aux couleurs et aux formes qui se cachent, invisibles, à gauche et à droite du rai de lumière et à celles plus naturelles qu'ils devinent à l'horizon lorsque la fenêtre de la cuisine est ouverte au printemps. Mon nez convoite les parfums de la pâte jaune, aérée et sucrée du gâteau tout juste cuit, de la purée onctueuse et de la chair tendre du poulet. Ma bouche salive à l'idée d'un peu de nourriture. Tout mon corps réclame des caresses douces et des baisers tendres. Mais je n'aurai rien, je le sais. Qu'y puis-je ?

Il m'est de plus en plus difficile de bouger. Mes membres, anormalement petits, deviennent pourtant chaque jour plus encombrants. Je ne grandis pas, je pousse, de travers, mais je pousse. Il faudra que mon corps s'arrête un jour car il va manquer de place. Le cagibi sous l'escalier de la cuisine, ce n'est décidément pas un endroit pour devenir un homme.


Mortelle cuvée a obtenu le Grand Prix 2011 du salon du livre des Pays de l'Ain, organisé par le conseil général.


M. Wu descendait de l'avion. Impassible, on pouvait néanmoins, par une observation insistante distinguer deux lumières dans son regard. Il savait que la partie était gagnée. C'était la troisième fois qu'il venait visiter son futur bien. La prochaine : il serait chez lui.

Cet homme n'avait aucun palais mais possédait une connaissance encyclopédique surprenante du vin français, notamment du Bordelais. Il était avant tout un investisseur au nez fin ! En Chine, la tendance actuelle de la consommation de vins fins et d'alcools, notamment français l'avait encouragé à acheter un domaine viticole.


Mais cette acquisition n'était pas du goût de tous. Charles, garçon passionné et intelligent, avait appris à marcher au milieu des ceps noueux, dévalé les coteaux en riant durant toute son enfance. Il ne supportait pas l'idée de perdre ce qui lui était le plus cher. Le Domaine était sa vie. Admirer les feuilles changer de couleur au gré des saisons, entendre souffler les vendangeurs à l'automne, respirer l'odeur des fûts de chêne et attendre le verdict des dégustations, tout cela lui était vital. Il était comme un de ces pieds de vigne toujours plus fort, aux réactions parfois surprenantes mais si généreux. Durant les longues négociations, il s'était arrangé pour être là, toujours présent, à l'affût de chaque information. Il savait que la propriété valait une fortune, mais l'argent ne l'intéressait pas. Il ne comprenait pas ce qui pouvait motiver ses parents à se défaire du patrimoine familial. Il ignorait tout de leurs faramineuses dettes de jeu.

Aux alentours, de nombreuses critiques et une forte incompréhension sourdaient. On ne vend pas un domaine d'une telle renommée - qui plus est bordelais - à un étranger et encore moins à un Chinois. Charles savait que s'il arrivait malheur à Wu, il serait largement soutenu. De toute façon, il n'avait plus le choix, c'était aujourd'hui ou jamais.


Depuis le début des négociations, il avait envisagé de manière spontanée et légère la mort de Wu comme une solution pour éviter la vente du domaine. Charles était loin de présenter un profil d'assassin et ses amis qui l'avaient pris au mot le taquinaient. C'était devenu une bonne plaisanterie : « Alors as-tu trouvé le crime parfait ?! ». Mais cette idée d'homicide s'était petit à petit ancrée dans sa tête, insidieusement. Charles ne considérait déjà plus ses propos sous un angle innocent. Il avait progressivement réussi à écarter tout sentiment d'horreur à l'idée de tuer. L'interdit puis l'amoralité d'un tel acte avaient laissé la place à un projet logique, à un but précis, obsessionnel. Il s'était convaincu que rien d'autre n'offrait la possibilité de conserver le Domaine de Lestrignac dans l'escarcelle familiale et qu'avant d'être un homme - un humain en chair et en os, qui respire, parle et boit - Wu n'était en quelque sorte qu'une mallette de billets, un instrument de la finance mondiale.


A la recherche du crime parfait, Charles avait passé de nombreuses heures à feuilleter les revues spécialisées, à s'informer des faits divers et à lire des polars. Les négociations ayant duré plusieurs mois, il avait eu le temps d'imaginer mille et une manières de faire mourir Wu. Il s'était fait à cette illumination, et s'en était tellement imprégné que tuer était devenu pour lui un acte banal, évident et naturel. Il avait donc élaboré plusieurs moyens de mettre fin à l'existence de Wu.

D'abord : l'étranglement. Mais il ignorait tout des forces de Wu qui maîtrisait peut-être les arts martiaux. Il ne s'agissait pas de se retrouver derrière les barreaux pour tentative de meurtre. Cela lui semblait trop risqué.

Ensuite : un coup porté au cœur avec une arme blanche. Mais Charles trouvait mauvaise l'idée de transporter sur soi un couteau, de s'acharner sur un corps et le voir se vider de son sang ; il n'éprouvait pas suffisamment de haine pour un tel meurtre qui le dégoûtait. La perspective de faire disparaître tout indice finit par le dissuader. La mort devait paraître naturelle.

Troisième hypothèse : l'accident, la chute. Mais Charles n'arrivait pas à visualiser les lieux potentiels. Par ailleurs, il ignorait tout des itinéraires qu'emprunterait Wu et s'il serait seul. C'était trop aléatoire.

Après des nuits passées à réfléchir, à cauchemarder, à penser à tous les scénarii possibles, Charles avait choisi : le plus propre, le plus sûr et le plus rapide serait l'empoisonnement. La mort de Napoléon Bonaparte, l'affaire Marie Besnard et d'autres encore l'avaient mis sur la piste. Il restait des barils de pyral-rep fort à traîner dans le Domaine ; ces barils de produits à base d'arsenic servant de traitement des vignes, interdits depuis quelques années, avaient été oubliés mais Charles en connaissait l'existence. Par ailleurs, il savait que Wu était attiré par son corps d'adolescent et séduit par son caractère contrasté de petit sauvageon élevé dans la pure tradition aristocratique des grandes familles de viticulteurs négociants bordelais. Charles était convaincu que Wu ne refuserait pas de partager avec lui une dégustation de Pessac-Léognan au chai. Ce tête-à-tête au milieu des dizaines de fûts de chênes que tous deux souhaiteraient discret - pas pour les mêmes raisons - réunirait les conditions idéales pour l’exécution de son projet. Aussi, il s'y était longuement préparé. De nombreuses fois, il avait refait toute la scène dans sa tête : de son invitation au choix de la bouteille, en passant par l'ingestion du poison. Une question était longtemps restée en suspens : que faire du corps sans vie ? Le faire disparaître ? En tout état de cause il ne devait pas le laisser à la cave. Même si Charles avait rapidement compris que le Chinois buvait pour étancher sa soif et s'étourdir plutôt que par plaisir de découvrir des saveurs authentiques et nouvelles, Wu n'avait pas la réputation de boire seul. Non, il devrait ramener le corps dans les vignes. On pourrait croire à un malaise cardiaque ou à une rupture d'anévrisme. Charles n'arrivait pas à se décider. Dans l'incertitude, il avait aussi imaginé faire disparaître le corps. Cette option le tentait davantage. La région était truffée de caves inutilisées du fait d'une hygrométrie trop importante et de la modernisation des exploitations viticoles. Celle qui servirait de tombe à Wu était recouverte de ronces ; sa génération et celle de ses parents en ignoraient l'existence, il en était persuadé. Il l'avait découverte grâce aux récits de chasse de son grand-père. Le plus difficile serait de transporter le corps. Ses 17 ans étaient une force et Wu ne semblait pas peser lourd, mais il faudra et être discret et ne croiser personne. Les quelques 500 mètres à parcourir risquaient de paraître très longs. Il agirait la nuit. Il cacherait Wu dans un recoin de la cave et reviendrait le chercher quand tout le monde serait endormi.


Tout à la répétition de la journée qui l'attendait, Charles était le seul à porter un regard distrait voire absent à l'arrivée de M. Wu.

Ce dernier avait ses exigences d'homme d'affaires chinois. Il avait fait suffisamment de concessions financières et aujourd'hui il était intraitable. Il souhaitait une ultime fois visiter le domaine, mais seul. Impatient, il voulait se sentir le maître des lieux.

Charles ne le lâcha pas d'une seconde, toujours en retrait, il attendait le moment d'agir.

M. Wu parcourut avec beaucoup de plaisir le vignoble de Pessac-Léognan, puis décida de revoir le chai. Il fit demi-tour et franchit l'allée de graviers. Le voyant hésiter quant à la direction à prendre, Charles, dont le charme ne le laissait pas insensible décida d'intervenir.

  • Puis-je vous être utile M. Wu ?

  • Ah, Monsieur Charles ! Auriez-vous l'amabilité de m'indiquer l'entrée du Chai s'il vous plaît ?

  • Veuillez me suivre, Monsieur. Si vous n'y voyez pas d'inconvénients, je vous y accompagne. Comme vous le savez, il est facile de s'y perdre. Je suis même certain que plusieurs caves secondaires ne vous ont pas été présentées.

  • Allons-y, jeune homme.

  • Avez-vous fait bon voyage, Monsieur ?

  • Oui, Monsieur Charles, ce fut certes un peu long, mais je suis honoré d'être à nouveau accueilli ici, dans cette propriété exceptionnelle.

Charles se força à répondre, souriant que c'était un plaisir pour lui de l'accompagner dans sa visite et qu'il restait disponible pour lui rendre son court séjour très agréable.


Ils arrivaient au chai. Naturellement, Charles orienta M. Wu vers l'espace de dégustation. Il jeta un œil sur le verre empoisonné qu'il avait posé parmi les autres et frissonna de soulagement. Durant des mois il avait souffert de se rabaisser devant ce chinois qui allait déposséder sa famille, durant des mois il avait élaboré des hypothèses, des plus pessimistes aux plus enthousiastes. Durant des mois il avait été tourmenté, ballotté entre peur et espoir, résignation et courage. Le moment était maintenant arrivé. Il devait juste ajouter du vin rouge au liquide meurtrier et le faire boire à Wu.

  • M. Wu, puis-je vous offrir un verre de ce vin qui fait la réputation du Domaine ?

  • Vous boirez avec moi, cher ami. C'est vous le connaisseur, je vous laisse me guider.

  • Mais bien entendu, Monsieur, c'est de tradition. Je vous propose un Domaine de Lestrignac, millésime 1989. Cette année a donné des vins riches, charnus et racés. Et si vous appréciez la gastronomie française, je vous conseille d'accompagner ce vin avec une poitrine de veau farcie, plaisanta nerveusement Charles.

Il saisit délicatement une bouteille dont il admira la couleur sombre aux reflets violacés. Il la déboucha fébrilement. Tout en meublant l'espace de commentaires sur les crus exceptionnels de Pessac-Léognan et sur les milliers de bouteilles entreposées dans le chai, Charles remplit le verre destiné à M. Wu puis le sien. Absorbé par la contemplation des allées de fûts centenaires, M. Wu ne remarqua pas la blancheur de Charles, ni ses tremblements. Au moment de donner le verre à M. Wu, Charles hésita : lequel était-ce ? Celui de droite ou celui de gauche ? Il avait perdu son sang froid, il ne savait plus. Il enrageait, tout son projet était sur le point de s'effondrer à cause d'une erreur d'inattention. Il s'en voulait. Le scénario du meurtre était pourtant huilé, tout était parfait. Il réalisa très vite qu'il avait une chance sur deux de s'empoisonner. Acculé, il devait reprendre ses esprits et trouver un subterfuge. Avant même que M. Wu ne saisisse un des verres, Charles, par un mouvement qui se voulait être une maladresse, fit tomber celui de droite. Alors même que le liquide se répandait au sol, imitant la surprise par un sursaut, il renversa une bonne partie du contenu de l'autre.

  • Je vous avais dit que ce vin était une explosion dans le palais, et bien nous savons dorénavant qu'il détonne déjà dans le verre ! lança-t-il à M. Wu, perplexe.

Charles ne devait rien laisser paraître de son trouble et de sa colère contre lui-même. Sans être trop naïf, il voulut croire qu'une opportunité se présenterait peut-être à lui au cours de la journée. Aussi, il emplit de nouveaux verres qu'il leva à la santé du futur nouveau propriétaire puis accompagna M. Wu dans sa visite du chai.

Alors même qu'ils déambulaient côte à côte, les yeux de Charles se posèrent sur le sol à quelques pas devant lui, à droite de l'allée qu'ils suivaient. En apercevant l'entrée fermée des cuves de fermentation, Charles eût une vision. Wu ignorait très certainement tout des asphyxies accidentelles qui chaque année tuaient quelques inconscients dans ces cuves, lui non. Il tenait là son crime parfait.

  • M. Wu, vous a-t-on expliqué le rôle important des cuves de fermentation ? C'est là que toute la magie opère ! En avez-vous déjà visitées ?

  • Pour être honnête avec vous jeune homme, je ne les avais jamais remarquées. Mais cela m'intéresse vivement.

Charles proposa naturellement à M. Wu de descendre le long de l'échelle et de plonger dans le cœur de la cuve. M. Wu entama sa descente comme on découvre un jeu d'enfant. Charles le suivait le plus lentement possible, en gardant la tête hors de la cuve. Ce n'était qu'une question de secondes. Et soudain, M. Wu s'écroula. Contre toute attente, la vue de cet homme en train de s'affaisser et de sombrer dans un dernier sommeil, provoqua chez l'adolescent un sursaut d'humanité. Celui-ci fut pris de panique et d'un sentiment de culpabilité qui le poursuivrait tout au long de son existence. Comment avait-il pu élaborer et commettre un crime ? Il était devenu un monstre. Sa réaction instinctive fut de rejoindre M. Wu pour le sortir de la cuve avant qu'il ne meure. Il prit sa respiration et parcourut au plus vite l'échelle. Il atteignit rapidement le fond de la cuve. Il savait que le temps était compté. Il souleva le corps mou de l'homme d'affaires. Au prix d'immenses efforts, il réussit à le hisser le long de l'échelle et à sortir sa tête à l'air pur. M. Wu reprit sa respiration qu'il retenait depuis trop longtemps et sortit prestement du piège mortel. Charles épuisé par tant d'efforts sans respirer écarquilla des yeux de surprise lorsqu'il vit M. Wu alerte. Il sentit que les rôles s'étaient inversés. Il venait de comprendre que rien n'avait échappé à M. Wu. Il était le plus fort et lui perdait tout, jusqu'à la vie. Face à cette réalité, il poussa un cri d'horreur et avala l'air vicié. M. Wu sans pitié referma la trappe mais il n'attendit pas le dernier souffle de Charles, il la rouvrit et s'adressa au jeune homme évanoui :

  • C'est terminé Charles, je deviendrai propriétaire et tu ne m'en empêcheras plus.


M. Wu rejoignit sa chambre d'hôte, se doucha. Il prépara sa mallette et appela son notaire. En jetant un dernier regard par la fenêtre, il se frotta les mains de satisfaction.